Header image  

 
 

    SOMMAIRE
 

 

Ministère public contre... Harpagon !

 

 

dieudonne

 

 

La Bastide, pénitencier bâti sur l’ancien site de la prison royale dite La Bastille. Cellule 315. Frédéric Merluche, dit Le Merlu, somnole sur sa couchette, lorsque le vacarme de la clé qui s’introduit dans la serrure le ramène brutalement à la réalité. La lourde porte s’entrouvre et un homme entre dans la cellule, encadré par les matons Grosdidier et Vernier.

– Finie la solitude ! lance Grosdidier. On t’amène de la compagnie.

– PEF ? Pierre-François du Boisgaubert ? Non, mais ça alors !

Merluche n’en croit pas ses yeux. C’est le grand acteur de cinéma, Pierre-François du Boisgaubert, que les gardiens viennent installer dans la cellule.

– Vous vous connaissez ? interroge Vernier.

– Pour se connaître, on se connaît ! On était ensemble au conservatoire.

Le dénommé PEF, un grand gaillard aux allures de pilier de rugby, cligne des yeux, le temps de s’habituer à la pénombre.

– Le Merlu ! Non, mais sans blague ! Qu’est-ce que tu fais ici ?

– Réponse du berger à la bergère : qu’est-ce qui peut bien t’amener à la Bastide ?

– Il lui arrive des tuiles, comme à vous, rétorque Grosdidier. En tout cas, vous allez pouvoir méditer sur ce qu’on risque quand on enfreint les lois. Vous, le Merlu, vous affranchirez votre camarade sur les us et coutumes de la maison, que vous commencez à bien connaître maintenant. Sur ce, bonnes retrouvailles messieurs !

La lourde porte se referme derrière les deux matons, dans un fracas métallique.

– Rassure-moi, reprend PEF, il n’y a que nous deux ici ?

– Absolument. Au début, je devais être seul. Puis ils sont venus me demander si j’acceptais de cohabiter avec un artiste, un grand monsieur du spectacle. Si je m’attendais à toi !

– Ben voilà ! Ce sont les surprises que la vie nous réserve.

– Au fait, je t’ai vu au cinéma, dans la nouvelle version des Misérables. Sacrée performance, PEF ! Pourtant, il y en a eus, des Jean Valjean. Mais là, tu as fait fort ; la scène, avec la charrette embourbée ; même pas doublée !

– Me faire doubler, non mais ça ne va pas ? Cela dit, j’aurais mieux fait de me casser une jambe, le jour où j’ai signé.

– Je ne comprends pas ! Le Merlu s’allonge sur sa couchette, tout en observant l’immense silhouette de PEF, occupé à installer son barda.  

– Il y a deux jours, alors que je sortais promener mon chien, ils sont arrivés, toute une escouade de gendarmes ; il y avait deux femmes avec eux, qui pointaient leur doigt sur moi en hurlant : « c’est lui, c’est bien lui, on le reconnaît ! C’est lui qui a volé un quignon de pain dans la boulangerie, et qui a fauché les chandeliers de Monseigneur Bienvenu, après avoir brutalisé le Petit Louis pour le délester d’une pièce de vingt sous. C’est bien lui, il n’y a aucun doute ! ».

– Mais, tu me racontes là des scènes des Misérables !

– C’est bien ça, des scènes du film.

– Et on t’a arrêté pour ça ? J’y crois pas ! J’y crois pas ! Ah, c’est fou, c’est fou ! Mais tu leur as dit que c’était du cinéma ?

Le Merlu doit se tenir les côtes de rire.

– Parce que tu crois qu’ils ne le savaient pas ? Mais les deux vieilles étaient vraiment enragées, qui n’arrêtaient pas de hurler : « C’est lui, le voleur de pain ; il a osé escroquer ce bon Monseigneur Bienvenu, un saint homme ! Et cette gifle pour arracher la pièce à Petit Louis, si c’est pas honteux ! ». Donc on m’arrête. Garde à vue de deux jours, pour savoir où j’avais planqué l’argenterie de Monseigneur Bienvenu. Et l’on m’a clairement annoncé la couleur : ça risquait d’être de nouveau le bagne, et pour longtemps !

– M’enfin, tout a été écrit par Victor Hugo, enfin ! Tout le monde a lu Victor Hugo ! Les Misérables, c’est un roman, une histoire de fiction. C’est quand même dingue, ça !

– C’est ce que je me suis dit aussi, à tel point que j’ai pensé à un canular, quelque chose comme la caméra cachée. Et puis, après les deux jours de garde à vue, l’inculpation par le juge d’instruction, il a bien fallu se rendre à l’évidence : me voilà en prison !

– Une histoire de fous !

– Comme tu dis. Mais assez parlé de moi. Dis-moi ce que tu fais ici.

– Ben, tu ne vas pas me croire, mais il m’arrive à peu près la même chose qu’à toi.

– Au fait, il paraît que tu triomphes en ce moment à la Comédie Française.

– Précisément. Je triomphais ! On a fait quatre-vingt quinze représentations à guichets fermés. On n’était pas loin de fêter la centième. Et là, à la quatre-vingt seizième représentation, au beau milieu de la scène de la cassette : « Au voleur, au voleur, à l’assassin, au meurtrier… ». Je fais mon numéro, quoi. Et puis, tout d’un coup, je les vois arriver : la maréchaussée. Une bonne dizaine de gens en uniforme, qui envahissent la scène du théâtre. Leur chef tire de sa poche une feuille de papier, une commission rogatoire émanant d’un juge !

– Vous êtes bien Frédéric Merluche, alias Le Merlu ?

– Ben oui monsieur.

– Suivez-nous. Vous êtes en état d’arrestation, conformément à la présente commission rogatoire délivrée par le juge Marsand. 

– Mais, messieurs, nous sommes au théâtre. Vous voyez bien que je joue !

– Fini de jouer. Mesdames et messieurs, le spectacle est interrompu jusqu’à nouvel ordre !

– Tonnerre dans la salle, hurlements, protestations, on entend des « remboursez ! »

PEF l’interrompt.

– Mais, qu’est-ce qui peut bien avoir justifié une intervention aussi scabreuse ?

– J’allais y venir. Là, on me lit la commission rogatoire : « Vous êtes soupçonné d’avoir dissimulé des revenus au fisc. ». Bref, en raison de la scène de la cassette volée, on me soupçonne d’avoir des réserves d’or planquées on ne sait où, et l’on voulait que je dise où je planquais tout cet or.

C’est au tour de PEF de se tenir les côtes, de rire.

– Mais, l’Avare, c’est de Molière ! Tout le monde connaît l’Avare, et la scène de la cassette volée à Harpagon !

– Il faut croire ; en tout cas, moi, je le croyais. Pour le reste, pareil que pour toi : deux jours de garde à vue. On voulait bien me relâcher, pour ne pas perturber le programme de la Comédie Française. Mais il fallait d’abord que je leur dise où j’avais planqué l’or.

– Mais l’or, on te l’a volé !

– Non mais, qu’est-ce qui t’arrive ? L’or, c’est dans la pièce ! Dans la réalité, je n’ai jamais eu d’or !

– Oui, mais à partir du moment où ils croient que tu as de l’or, tu n’avais qu’à leur dire – absurdité pour absurdité – que tu ne l’avais plus, preuve à l’appui, puisque tu pouvais leur montrer le texte !

– Oui, mais en attendant, j'étais censé le détenir clandestinement, cet or. Volé peut-être, mais au départ, il aurait dû être déclaré ! Tu comprends ? Toi aussi tu aurais pu montrer le texte de Victor Hugo, pour prouver que l’histoire avait été écrite par quelqu’un.

– Bien sûr que je l’ai fait !

– Et alors ?

– Alors ? Ils m’ont rétorqué qu’il pouvait bien y avoir eu coïncidence ou ressemblance entre la fiction de Victor Hugo, et ma réalité à moi. Donc, ce n’était pas une preuve tangible.

– Oui, mais Monseigneur Bienvenu ?

– Figure-toi qu’il existe !

– Non !

– Si ! Il existe bien un Monseigneur Bienvenu.

– Mais, ça tombe bien. Il va pouvoir te disculper !

– Manque de pot, il s’est fait cambrioler toute l’argenterie du presbytère.

– Sans blague ! Bon, mais ça ne s’est pas passé de la même façon que dans le roman de Victor Hugo ! Et puis, il y a le producteur, le réalisateur du film. Enfin, tout ce monde peut prouver que c’est un film !

– Oui, mais le juge m’a dit que pas mal de films sont tirés d’histoires réelles, comme Papillon, avec Steve Mac Queen et Dustin Hoffmann.

– Oui, sauf que, dans le film, ils ne s’appelaient pas Steve Mac Queen et Dustin Hoffmann ; ils portaient des noms fictifs.

– Mais au fait, toi non plus, tu ne t’appelais pas Merluche dans la pièce ; tu t’appelais Harpagon, et Harpagon, c’est pas Merluche ! Tu leur as dit ça, au moins ?

– Tu penses bien que je leur ai dit. Mais le juge n’en démordait pas. « N’essayez pas de noyer le poisson ! », disait-il. « Mon intime conviction est que vous planquez de grosses réserves d’or que vous n’avez pas déclarées à l’Etat ! Et de jouer avec les noms, Harpagon ou Merluche, ne vous aidera en rien en la matière. Plus vite vous nous direz la vérité, plus vite vous reprendrez votre rôle au théâtre. ». Mais dis-moi, dans tous les films, après le générique de fin, on a toujours cet avertissement : « Toute ressemblance avec des faits ou des personnages réels ou ayant existé ne saurait être que fortuite. »

– Tu parles ! Pour la bureaucratie judiciaire, c’est du charabia ! Sinon, comment expliquer, justement, que l’on fasse des films avec la vie de Kennedy, Gandhi, Mozart, etc. ?

– Tu m’excuses, mais je ne comprends pas pourquoi ils ne t’ont pas présenté au prélat, puisque tu dis qu’il existe. Il aurait pu leur dire que ce n’est pas toi qu’il a hébergé dans son presbytère.

– C’est ce que m’a dit l’avocat, et c’est notre dernière chance pour éviter la catastrophe. Donc, en principe, il devrait y avoir une reconstitution. Avec un peu de chance, l’abbé n’est pas devenu amnésique ! Mais au point où j’en suis, je ne crois plus en rien. Cette histoire me dépasse complètement.

– Mon pauvre vieux ! Faut surtout pas perdre le moral !

– Tout ça me fait penser à quelqu’un. Tu te souviens de cet humoriste, il y a bien longtemps, qu’ils accusaient d’antisémitisme ?

– Oui, je vois, un grand basané, très doué pour les grimaces ;  un vrai clown. Attends voir : Dieudonné ? C’est ça, Dieudonné. Tout avait commencé par un numéro de déguisement, à la télévision ; il s’était déguisé en colon israélien plutôt extrémiste. Le tohu-bohu ! « Dieudonné a dérapé ! Dieudonné a franchi les bornes ! ». Mais qu’est-ce qu’il s’est pris, le mec ! Accusation, inculpation, mais pas condamnation !

– Impossible ! C’était un sketch ; il interprétait un personnage de fiction. Rien à voir avec la réalité !

– Ouais, c’est ce qu’on dit. En attendant, nous, on croupit en prison ! Mais une autre fois, il s’est encore fait taper dessus. Encore en spectacle, il avait fait monter sur scène quelqu’un d’infréquentable. Là encore, tohu bohu !

– Comme quoi, les choses n’ont pas beaucoup évolué depuis les temps anciens. Tu te rends compte ? Et nous qui croyions vivre en démocratie, dans la patrie des droits de l’Homme !

– Je te revois dans la scène avec Petit Louis. La baffe que tu lui mets, au petit, quand il veut reprendre sa pièce.

– La baffe ! Quelle baffe ? Il n’y a pas de baffe. Au cinéma, tout est simulé.

– Cela dit, le petit a quand même l’air secoué.

– Mais puisque je te dis qu’il n’y a pas de baffe ! Les effets spéciaux, tu connais ?

– J’ai bien regardé la scène, j’ai pas l’impression qu’il y ait tant d’effets spéciaux que ça.

– Mais qu’est ce que t’en as à foutre, puisque c’est du cinéma !

– Ouais ; en attendant, dans la salle, les gens l’avaient mauvaise après toi. Il y a eu plein de sifflets au moment de la scène. Personnellement, je ne lui aurais pas flanqué cette baffe au malheureux Petit Louis.

– Non mais, tu vas arrêter avec tes conneries ?

– À la réflexion, je me demande s’il n’y a pas anguille sous roche. Imagine que Monseigneur Bienvenu te reconnaisse comme étant son escroc, là je t’avoue que tu es mal !

– Vif comme un singe, malgré sa haute stature, PEF a bondi de sa couchette pour se précipiter sur Le Merlu, qu’il agrippe violemment au cou, le tirant brutalement sur le sol, tout en commençant à serrer très fort. « Non mais tu as fini avec ces conneries ? », hurle-t-il, tout en secouant Le Merlu comme un prunier.

– Au secours ! hurle Merluche. Au secours, je meurs, à l’aide, il me tue !

Les matons ont fait vite, puisque moins d’une minute après le début de l’altercation, le fracas de la clé se fait de nouveau entendre dans la serrure, et pas moins de quatre solides gaillards se précipitent dans la cellule et entreprennent de libérer le malheureux Merluche de l’étreinte des énormes paluches de Pierre-François du Boisgaubert, rendu presque fou de rage, tout en vociférant : « J’en ai assez de tes conneries ! J’en ai assez de tes conneries ! »

C’est un Le Merlu au bord de l’asphyxie que les sauveteurs vont extirper de la cellule fatale, avec le visage bleui sous l’effet de la strangulation. L’homme reprend péniblement son souffle.

    – Et moi qui croyais que vous étiez de vieux amis ! lui lance Grosdidier.

    Je suis sûr que c’est lui le coupable, murmure Le Merlu, avant de perdre connaissance.

     

 

 
   
 
 
 
 
 
 

 

         

Free Web Hosting